L'ouvrier connaît trois cents mots.

 Le théâtre du Cri à livre ouvert : Derrière le texte

    de Dario Fo, l’histoire et la mémoire des peuples


      Un grand livre, au cœur de la scène, tendant ses pages au public, enfermant et libérant  tour à tour des personnages échappés de l’histoire ; un livre, un grand livre qui n’a rien de la Bible, qui n’a rien du petit livre rouge, qui n’est pas un tome du Manifeste, ni un volume de Platon, un livre simplement, image de tous les livres, un livre ouvert par une opération à peine anesthésiée par le texte trop lourd, trop didactique. Ainsi apparaît la première image, le premier symbole du dernier spectacle du Théâtre du Cri qui, cette année, renouant avec ses débuts il y a une dizaine d’années, revient à la source d’un théâtre d’identité. Tout avait commencé, il y a huit ans, par « Devant la porte » de Borchert. Nous en sommes aujourd’hui à Dario Fo, avec un théâtre dont le peuple essaie de devenir le premier acteur.

 

UN TEXTE LOURD

SAUVÉ PAR L’INTERPRÉTATION DES COMÉDIENS

 

     Ce gros livre ouvert au cœur de la scène et qui, toile de fond, ne s’éclipse jamais, fait office de leitmotiv. Il est là, mettant les points sur les i, de même que d’entrée, le titre de la pièce est informatif : « L’ouvrier connaît 300 mots, le patron 1.000, et c’est pour cela qu’il est le patron ». Cela, la pièce de Dario Fo, du début à la fin, s’attache à le démontrer, et elle le démontre. Certes, les ficelles sont grosses et le discours, l’explication, la justification,

l’exemple, en somme, le didactisme pèse et pèse lourd.  Quel handicap, au départ.  Un terrain gras… Seulement voilà, le choix du Théâtre du Cri se justifie. Certes, si l’on peut penser que Dario Fo a mis ses gros sabots pour traduire une situation politique grave, il a, en revanche, donné au théâtre un sujet à sa vraie dimension. Le Théâtre du Cri pouvait hésiter : un bon sujet, une belle traversée d’histoire, mais avec un pétrolier du discours militant. Et cela était risqué : le théâtre n’autorisant pas une respiration non soutenue, faute de quoi, l’asphyxie… Et ce ne pardonnait pas, nécessitant que l’on maîtrisât pleinement le sujet, l’écriture et l’adaptation.

 

      Le miracle s’est produit. Le Théâtre du Cri a su doser tous les éléments, ne se laissant jamais ensevelir par l’un ou par l’autre, trouvant ainsi un ton juste, une grande précision d’expression.

 

      Ce que nous retiendrons : d’abord et surtout la première scène que nul professionnel n’aurait mieux réussie que cette jeune comédienne qui, non seulement a su traduire son personnage, le contexte de ce dernier, la misère, l’espérance, la douleur, mais encore a su, par un lyrisme mesuré et poignant, donner tout l’essentiel de la pièce. Est-ce un hasard, cette jeune femme de Dario Fo, la mère, pourrait être aussi la mère dans Giono, lyrique, douloureusement poétique, et celle de Brecht dans la  « Mère courage » avec

ses enfants perdus dans la tourmente de la guerre. Là, vraiment, sans complaisance aucune,  c’est la plus belle scène que le Théâtre du Cri ne nous ait jamais donnée.

 

    Toujours ce livre, ce gros livre ouvert, comme les murs d’une Maison du Peuple, où se fait et défait une bibliothèque dont chaque ouvrage est un peu de la mémoire du peuple, de son histoire, un peu de ce que l’on voudrait livrer à l’oubli pour éteindre ce qu’il y eut de luttes et de combats. Là, bien sûr, tout Dario Fo transpire. L’artillerie du discours frappe à coups redoublés, arrachant des pans entiers de sensibilité, comme si, ironie du sort, cette pièce était écrite pour être donnée à des gens incapables de comprendre à demi-mots, les mutilés de l’intelligence. C’est vrai aussi, les jeunes comédiens se laissent porter par cette marée. Difficile de faire autrement : on ne met pas en chansonnettes des extraits de Lénine ni les poèmes de Vladimir Maïakovsky…

 

    Enfin, utilisant et inventant les formules d’un jeune théâtre à l’avant-garde, usant du flash-back, éclairant certaines clés, usant de l’espace scénique, de la salle comme un retour, les comédiens du Théâtre du Cri ont fait la preuve pour ceux qui, à Brive, l’auraient oublié, que le théâtre n’a pas dit son dernier mot, ses 300 derniers mots, ses 1.000 derniers mots…

                                 A.G.